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PROPOS SUR LE BONHEUR

La douleur, comme d’un mal de dents, suppose que l’on prévoit, que l’on attend, que l’on étale quelque durée en avant et en arrière du présent ; le seul présent est comme nul. Nous craignons plus que nous ne souffrons.

Ces remarques, qui sont le thème de toute consolation véritable, sont fondées sur une exacte analyse de la conscience elle-même. Mais l’imagination parle haut ; c’est son jeu de composer l’horreur. Il faudrait quelque expérience. Toutefois l’expérience ne manque pas tout à fait. Il m’arriva un jour, au théâtre, d’être porté à plus de dix mètres de mon fauteuil par une courte panique ; il n’avait fallu qu’une odeur de roussi et quelque mouvement de fuite aussitôt imité. Or, qu’y a-t-il de plus horrible que d’être pris en ce torrent humain et d’être porté on ne sait vers quoi, ni pourquoi ? Mais je n’en sus rien, ni sur le moment même, ni par réflexion. Simplement, jefus déplacé ; et, comme je n’avais pas à délibérer, il n’y eut pas de pensée du tout. La prévision, le souvenir, tout manqua à la fois ; ainsi il n’y eut plus de perception ni même de sentiment, mais plutôt un sommeil de quelques secondes.

Le soir que je partis pour la guerre, dans ce triste wagon plein de runeurs, de récits passionnés et de folles images, j’étais assailli par des pensées peu agréables. Il y avait là quelques fuyards de Charleroi qui avaient eu le loisir d’avoir peur. Pour comble il se trouvait dans un coin une sorte de mort assez blême, à la tête bandée. Cette vue donnait réalité aux effrayants tableaux de la bataille. « Ils arrivaient sur nous, disait le narrateur, comme des fourmis, nos feux n’arrêtaient rien. » Les imagina-