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XIII

ACCIDENTS

Chacun a médité un petit moment sur l’effroyable chute. L’énorme voiture a manqué d’une roue et s’est inclinée d’abord assez lentement peut-être ; et ces malheureux, suspendus un moment au-dessus de l’abîme, crièrent inhumainement. Chacun imagine assez aisément la scène, et quelques-uns, en rêve, éprouveront ce commencement de chute et l’attente du choc. Mais c’est qu’ils ont temps aussi pour délibérer ; ils miment la chose ; ils goûtent la peur ; ils s’arrêtent de tomber pour y penser. Une femme me dit un jour : « Moi qui ai peur de tout, il faudra pourtant que je meure. » Heureusement la force des choses, quand elle nous tient, ne nous laisse pas loisir ; la chaîne des instants est comme rompue ; ainsi l’extrême souffrance n’est que poussière de souffrance ; impalpable. L’horreur est soporifique. Le chloroforme, selon la vraisemblance, n’endort que le plus haut de la pensée ; le peuple des organes s’agite et souffre pour soi ; mais la somme n’en est point faite. Toute douleur veut être contemplée, ou bien elle n’est pas sentie du tout. Qu’est-ce qu’un mal d’un millième de seconde et aussitôt oublié ?