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PROPOS SUR LE BONHEUR

font une faible idée. L’imagination, d’après ce que j’ai lu, est la reine de ce monde humain ; et le grand Descartes, en son Traité des Passions, m’en a assez expliqué les causes. Car il ne se peut point qu’une inquiétude, même si j’arrive à la surmonter, n’enflamme point mes entrailles ; il ne se peut point qu’une surprise ne change pas les battements de mon cœur. Et l’idée seule d’un ver de terre trouvé dans la salade me donne une réelle nausée. Toutes ces folles idées, quand je n’y croirais point, m’empoignent au fond de moi-même et dans les parties vitales, et modifient brusquement le cours du sang et des humeurs, ce que ma volonté ne saurait point faire. Eh bien, quels que soient les invisibles ennemis que j’avale à chaque bouchée, ils ne peuvent pas plus sur mon cœur ni sur mon estomac que les changements de mon humeur ou les rêveries de mon imagination. Il est nécessaire, premièrement, que je me tienne content, autant que je puis ; il est nécessaire, secondement, que j’écarte ce genre de souci qui a pour objet mon corps même, et qui a pour effet certain de troubler toutes les fonctions vitales. Car ne voit-on pas, dans l’histoire de tous les peuples, des hommes qui sont morts parce qu’ils se croyaient maudits ? Ne voit-on pas que les envoûtements réussissaient très bien, si seulement le principal intéressé en était averti ? Or, que peut faire le meilleur médecin, sinon m’envoûter moi-même ? Et quel bien puis-je attendre de ses pillules, quand une seule parole de lui change les battements de mon cœur ? Je ne sais pas trop ce que je puis espérer de la médecine, mais je sais très bien ce que j’en puis craindre. Et, ma foi, quelque dérangement que