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de l’imagination

ment n’a aucune action sur l’événement ; le rhum persuade mieux.

D’où je comprends que nos semblables ont grande puissance sur nous, par leur présence seule, par les seuls signes de leurs émotions et de leurs passions. La pitié, la terreur, la colère, les larmes n’attendent point que je m’intéresse d’esprit à ce que je vois. La vue d’une blessure horrible change le visage du spectateur, et ce visage à son tour annonce l’horrible et touche au diaphragme le spectateur du spectateur avant qu’il sache ce que l’autre voit. Et la description, quelque talent qu’on y emploie, sait moins émouvoir que ce visage ému. La touche de l’expression est directe et immédiate. Aussi, c’est très mal décrire la pitié si l’on dit que celui qui l’éprouve pense à lui-même et se voit à la place de l’autre. Cette réflexion, quand elle vient, ne vient qu’après la pitié ; par l’imitation du semblable, le corps se dispose aussitôt selon la souffrance, ce qui fait une anxiété d’abord sans nom ; l’homme se demande compte à lui-même de ce mouvement du cœur qui lui vient comme une maladie.

On pourrait bien aussi expliquer le vertige par un raisonnement ; l’homme devant le gouffre se dirait qu’il peut y tomber ; mais, s’il tient le gardefou, il se dit au contraire qu’il ne peut y tomber ; le vertige ne le parcourt pas moins des talons à la nuque. Le premier effet de l’imagination est toujours dans le corps. J’ai entendu le récit d’un rêve ou le rêveur était en présence d’une exécution capitale imminente, sans qu’il sût si c’était de lui ou d’un autre, et sans même qu’il formât une opinion exprimable là-dessus ; seulement il sentait une dou-