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PROPOS SUR LE BONHEUR

et contre la colère. Mais Descartes est le premier, et il s’en vante, qui ait visé droit au but dans son Traité des Passions. Il a fait voir que la passion, quoiqu’elle soit toute dans un état de nos pensées, dépend néanmoins des mouvements qui se font dans notre corps ; c’est par le mouvement du sang, et par la course d’on ne sait quel fluide qui voyage dans les nerfs et le cerveau, que les mêmes idées nous reviennent, et si vives, dans le silence de la nuit ; cette agitation physique nous échappe communément ; nous n’en voyons que les effets ; ou bien encore nous croyons qu’elle résulte de la passion, alors qu’au contraire c’est le mouvement corporel qui nourrit les passions. Si l’on comprenait bien cela, on s’épargnerait tout jugement de réflexion, soit sur les rêves, soit sur les passions qui sont des rêves mieux liés ; on y reconnaîtrait la nécessité extérieure à laquelle nous sommes tous soumis, au lieu de s’accuser soi-même et de se maudire soi-même. On se dirait : ce Je suis triste ; je vois tout noir ; mais les événements n’y sont pour rien ; mes raisonnements n’y sont pour rien ; c’est mon corps qui veut raisonner ; ce sont des opinions d’estomac. »

9 mai 1911.