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VI

DES PASSIONS

On supporte moins aisément la passion que la maladie ; dont la cause est sans doute en ceci, que notre passion nous paraît résulter entièrement de notre caractère et de nos idées, mais porte avec cela les signes d’une nécessité invincible. Quand une blessure physique nous fait souffrir, nous y reconnaissons la marque de la nécessité qui nous entoure ; et tout est bien en nous, sauf la souffrance. Lorsqu’un objet présent, par son aspect ou par le bruit qu’il fait, ou par son odeur, provoque en nous de vifs mouvements de peur ou de désir, nous pouvons encore bien accuser les choses et les fuir, afin de nous remettre en équilibre. Mais pour la passion nous n’avons aucune espérance ; car si j’aime ou si je hais, il n’est pas nécessaire que l’objet soit devant mes yeux ; je l’imagine, et même je le change, par un travail intérieur qui est comme une poésie ; tout m’y ramène ; mes raisonnements sont sophistiques et me paraissent bons ; et c’est souvent la lucidité de l’intelligence qui me pique au bon endroit. On ne souffre pas autant par les émotions ; une belle peur vous jette dans la fuite, et vous ne pensez