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IL FAUT JURER

de politique ; ces deux mots sont parents ; qui est poli est politique.

L’insomnie là-dessus nous enseigne ; et chacun connut cet état singulier, qui ferait croire que l’existence est par elle-même insupportable. Ici il faut regarder de près. Le gouvernement de soi fait partie de l’existence ; mieux, il la compose et l’assure. D’abord par l’action. La rêverie d’un homme qui scie du bois tourne aisément à bien. Quand la meute est en quête, ce n’est pas alors que les chiens se battent. Le premier remède aux maux de pensée est donc de scier du bois. Mais la pensée bien éveillée est déjà apaisante par elle-même ; en choisissant elle écarte. Or, voici le mal de l’insomnie ; c’est que l’on veut dormir et que l’on se commande à soi-même de ne point remuer et de ne point choisir. En cette absence du gouvernement, aussitôt les mouvements et les idées ensemble suivent un cours mécanique ; les chiens se battent. Tout mouvement est convulsif et toute idée est piquante. On doute alors du meilleur des amis ; tous les signes sont mal pris ; on se voit soi-même ridicule et sot. Ces apparences sont bien fortes, et ce n’est point l’heure de scier du bois.

On voit très bien par là que l’optimisme veut un serment. Quelque étrange que cela paraisse d’abord, il faut jurer d’être heureux. Il faut que le fouet du maître arrête tous ces hurlements de chiens. Enfin, par précaution, toute pensée triste doit être réputée trompeuse. Il le faut, parce que nous faisons du malheur naturellement dès que nous ne faisons rien. L’ennui le prouve. Mais ce qui fait voir le mieux que nos idées ne sont pas en elles-mêmes piquantes, et que c’est notre propre agitation qui nous irrite,