Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

V

MÉLANCOLIE

Il y a quelque temps, je voyais un ami qui souffrait d’un caillou dans le rein, et qui était d’humeur assez sombre. Chacun sait que ce genre de maladie rend triste ; comme je le lui disais, il en tomba d’accord ; d’où je conclus enfin : « Puisque vous savez que cette maladie rend triste, vous ne devez point vous étonner d’être triste, ni en prendre de l’humeur. » Ce beau raisonnement le fit rire de bon cœur, ce qui n’était pas un petit résultat. Il n’en est pas moins vrai que, sous cette forme un peu ridicule, je disais une chose d’importance, et trop rarement considérée par ceux qui ont des malheurs.

La profonde tristesse résulte toujours d’un état maladif du corps ; tant qu’un chagrin n’est pas maladie, il nous laisse bientôt des instants de paix, et bien plus que nous ne croyons ; et la pensée même d’un malheur étonne plutôt qu’elle n’afflige, tant que la fatigue, ou quelque caillou logé quelque part, ne vient pas aggraver nos pensées. La plupart des hommes nient cela, et soutiennent que ce qui les fait souffrir dans le malheur, c’est la pensée même de leur malheur ; et j’avoue que, lorsque l’on est