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PROPOS SUR LE BONHEUR

la copie, retrouvant dans l’un les signes de la nature libre et se développant de son propre fond, et dans l’autre les cicatrices de l’esclave et le développement par l’idée extérieure. Nos deux poètes devaient sentir ces différences au bout de leur plume. L’admirable, c’est que, raisonnant entre eux et s’entretenant souvent de perfection et d’idéal, ils n’aient jamais égaré un seul moment leur génie propre. Chacun d’eux donne bien conseil à l’autre, et cela revient à dire : « Voilà comment j’aurais fait. » Mais en même temps chacun sait bien dire que ce qu’il conseille à l’autre est comme nul pour l’autre. Et l’autre, en réponse, renvoie fortement le conseil au conseilleur, résolu à chercher par ses propres voies.

Je suppose que le poète, et tout artiste, est averti, par le bonheur, de ce qu’il peut et ne peut pas ; car le bonheur, comme dit Aristote, est le signe des puissances. Mais cette règle, à ce que je crois, est bonne pour tous. Il n’y a de redoutable au monde que l’homme qui s’ennuie. Tous ceux qui sont dits méchants sont mécontents en cela ; non pas mécontents parce qu’ils sont méchants ; mais plutôt cet ennui qui les suit partout est le signe qu’ils ne développent nullement leur perfection propre, et qu’ainsi ils agissent à la façon des causes aveugles et mécaniques. Au reste, il n’y a sans doute au monde que le fou furieux qui exprime à la fois le plus profond malheur et la pure méchanceté. Toutefois, en ceux que nous appelons méchants, en chacun de nous aussi bien, je remarque quelque chose d’égaré et de mécanique, en même temps que la fureur de l’esclave. Au contraire, ce qui est fait avec bonheur est bon. Les œuvres d’art témoignent bien claire-