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LXXXVII

VICTOIRES

Dès qu’un homme cherche le bonheur, il est condamné à ne pas le trouver, et il n’y a point de mystère là-dedans. Le bonheur n’est pas comme cet objet en vitrine, que vous pouvez choisir, payer, emporter ; si vous l’avez bien regardé, il sera bleu ou rouge chez vous comme dans la vitrine. Tandis que le bonheur n’est bonheur que quand vous le tenez ; si vous le cherchez dans le monde, hors de vous-même, jamais rien n’aura l’aspect du bonheur. En somme on ne peut ni raisonner ni prévoir au sujet du bonheur ; il faut l’avoir maintenant. Quand il paraît être dans l’avenir, songez-y bien, c’est que vous l’avez déjà. Espérer, c’est être heureux.

Les poètes expliquent souvent mal les choses ; et je le comprends bien ; ils ont tant de mal à ajuster les syllabes et les rimes qu’ils sont condamnés à rester dans les lieux communs. Ils disent que le bonheur resplendit tant qu’il est au loin et dans l’avenir, et que, lorsqu’on le tient, ce n’est plus rien de bon ; comme si on voulait saisir l’arc-en-ciel, ou tenir la source dans le creux de sa main. Mais c’est parler grossièrement. Il est impossible