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PROPOS SUR LE BONHEUR

mobiles, nous les ignorons toujours, et il n’en coûte rien de supposer plutôt modération que lâcheté, plutôt amitié que prudence. Surtout avec les jeunes, mettez tout au mieux dans ce qui n’est que supposition, et faites-leur un beau portrait d’eux-mêmes ; ils se croiront ainsi ; ils seront bientôt ainsi ; au lieu que la critique ne sert jamais à rien. Par exemple, si c’est un poète, retenez et citez les plus beaux vers ; si c’est un politique, louez-le pour tout le mal qu’il n’a pas fait.

Il me revient ici un récit d’école maternelle. Un tout petit garnement, qui ne faisait jusque-là que mauvaises farces et gribouillage, un jour fit proprement le tiers d’une page de bâtons. La maîtresse passait dans les bancs et donnait des bons points ; comme elle ne remarquait seulement pas ce tiers de page tracé avec tant de peine : « Ah ben m… alors ! » dit le petit garnement ; et il dit la chose tout crûment, car cette école n’est pas au faubourg Saint-Germain. Sur quoi la maîtresse revint à lui et lui donna un bon point sans autre commentaire ; il s’agissait de bâtons et non de beau langage.

Mais ce sont des cas difficiles. Il y en a tant d’autres où l’on peut toujours, sans hésitation, sourire et se montrer poli et prévenant. Si l’on vous bouscule un peu dans une foule, ayez comme règle d’en rire ; le rire dissout la bousculade, car chacun rougit d’une petite colère qui lui venait. Et vous, vous échappez peut-être à une grande colère, c’est-à-dire à une petite maladie.

C’est ainsi que je concevrais la politesse ; ce n’est qu’une gymnastique contre les passions. Être poli, c’est dire ou signifier, par tous ses gestes et par