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l’hymne au lait

sinon de ce sang enrichi de bonne nourriture, de cet air pur, de cette douce chaleur, enfin de tout ce qui fait croître le nourrisson ? C’est en nos premières années que nous avons appris ce langage de l’amour, d’abord de lui-même à lui-même, et exprimé par ce mouvement, par cette réflexion, par ce délicieux accord des organes vitaux accueillant de bon lait. Tout à fait de la même manière que la première approbation fut ce mouvement de la tête qui dit oui à la bonne soupe. Et observez tout au contraire comme la tête et tout le corps de l’enfant disent non à la soupe trop chaude. De la même manière aussi l’estomac, le cœur, le corps entier disent non à tout aliment qui peut nuire, et jusqu’à le rejeter par cette nausée qui est la plus énergique et la plus ancienne expression du mépris, du blâme et de l’aversion. C’est pourquoi, avec la brièveté et la simplicité homériques. Descartes dit que la haine en tout homme est contraire à la bonne digestion.

On peut agrandir, on peut enfler cette idée admirable ; on ne la fatiguera point, on n’en trouvera point les limites. Le premier hymne d’amour fut cet hymne au lait maternel, chanté par tout le corps de l’enfant, accueillant, embrassant, écrémant de tous ses moyens la précieuse nourriture. Et cet enthousiasme à téter est physiologiquement le premier au monde. Qui ne voit que le premier exemple du baiser est dans le nourrisson ? Il n'oublie jamais rien de cette piété première ; il baise encore la croix. Car il faut bien que nos signes soient de notre corps. Et pareillement le geste de maudire est l’ancien geste des poumons qui refusent l’air vicié, de l’estomac qui rejette le lait aigre, de tous les tissus en défense.