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PROPOS SUR LE BONHEUR

amis et connaissances par ordre de mauvaise humeur croissante, et je m’exerce aux uns après les autres. Quand ils sont encore plus aigres que d’habitude, plus ingénieux à cracher dans tous les plats, je me dis : « Oh ! la bonne épreuve ! courage, mon cœur ; va ; soulève encore cette plainte-là. »

« Les choses, dit encore l’autre, sont souvent bonnes aussi, je veux dire mauvaises, autant qu’il faut pour une cure de bonne humeur. Un ragoût brûlé, du vieux pain, le soleil, la poussière, des comptes à faire, la bourse presque à sec, cela donne lieu à de précieux exercices. On se dit, comme à la boxe ou à l’escrime : « Voilà un maître coup qui m’arrive ; il s’agit de le parer ou de l’encaisser proprement. » En temps ordinaire, on se met à crier, comme les enfants, et l’on est si honteux de crier que l’on crie encore plus fort. Mais, en cure de bonne humeur, les choses se passent tout à fait autrement ; on reçoit la chose comme une bonne douche ; on se secoue ; on hausse les épaules en deux temps ; et puis on étire ses muscles, on les assouplit ; on les jette les uns sur les autres comme des linges mouillés ; alors le flot de la vie coule ainsi qu’une source délivrée ; l’appétit va ; la lessive se fait, la vie sent bon. Mais, dit-il, je vous laisse ; vous avez maintenant des figures épanouies ; vous n’êtes plus bons à rien pour ma cure de bonne humeur. »

24 septembre 1911.