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PROPOS SUR LE BONHEUR

manifester. Il court à ce sujet de faux jugements qui sentent le sacristain. On pardonnerait tout à un homme qui sait bien pleurer. Aussi il faut voir quelles tragédies sont jouées sur les tombes. L’orateur est comme brisé, et les mots sont pris dans sa gorge. Un ancien aurait pitié de nous. Il se dirait : « Comment ? Ce n’est donc point un consolateur qui parle. Ce n’est donc point un guide pour la vie. Ce n’est qu’un acteur tragique ; un maître de tristesse et de mort. » Et que penserait-il du sauvage Dies iræ ? Je crois qu’il renverrait cet hymne à la tragédie, « Car, dirait-il, c’est quand je suis hors de peine que je puis me donner le spectacle des passions déprimantes. C’est alors une bonne leçon pour moi. Mais dès qu’une vraie peine tombe sur moi, je n’ai d’autre devoir alors que de me montrer homme et de serrer fortement la vie ; et de réunir ma volonté et ma vie contre le malheur, comme un guerrier qui fait face à l’ennemi ; et parler des morts avec amitié et joie, autant que je le pourrai. Mais eux, avec leur désespoir, ils feraient rougir les morts, si les morts les voyaient. »

Oui, il nous reste, après avoir écarté les mensonges des prêtres, à prendre la vie noblement, et à ne point nous déchirer nous-mêmes, et les autres par contagion, par des déclamations tragiques. Et encore bien mieux, car tout se tient, contre les petits maux de la vie, ne point les raconter, les étaler ni les grossir. Être bon avec les autres et avec soi. Les aider à vivre, s’aider soi-même à vivre, voilà la vraie charité. La bonté est joie. L’amour est joie.

10 octobre 1909.