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INJURES

blance, qui nous touchent nous-mêmes comme ferait le jeu d’un bon acteur. Si quelque autre s’échauffe par imitation et nous donne la réplique, voilà un beau drame, où pourtant il est vrai que les pensées suivent les paroles au lieu de les précéder. La vérité de théâtre est sans doute en ceci que les personnages ne cessent de réfléchir sur ce qu’ils ont dit. Leurs paroles sont comme des oracles, dont ils cherchent le sens.

Dans un bon ménage, les discours improvisés dans le feu de l’impatience atteignent souvent le comble du ridicule. Et il faut savoir rire de ces belles improvisations. Mais la plupart des gens ignorent tout à fait cet automatisme des émotions ; ils prennent tout naïvement, comme des héros d’Homère. De là des haines qu’il faut appeler imaginaires. J’admire l’assurance d’un homme qui hait. Un arbitre n’écoute guère un témoin qui s’échauffe jusqu’à la fureur. Mais dès qu’un homme est en cause, il se croit lui-même ; il croit tout. Une de nos erreurs les plus étonnantes est d’attendre que la colère laisse sortir une pensée longtemps cachée ; cela n’est pas vrai une fois sur mille ; il faut qu’un homme se possède s’il veut dire ce qu’il pense. Cela est évident, mais l’entraînement, l’emportement, la précipitation à chercher la réplique vous le feront oublier. Le bon abbé Pirard, dans Le Rouge et le Noir, prévoit la chose : « Je suis sujet, dit-il à son ami, à prendre de l’humeur ; il se peut que nous cessions de nous parler. » La naïveté ne peut aller plus loin. Quoi ? Si ma colère est un fait de phonographe, j’entends de bile, d’estomac et de gosier, et si je le sais bien, ne puis-je siffler ce mauvais