Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
208
PROPOS SUR LE BONHEUR

teaux dans toutes les langues et un peu partout, pour dire : « Ouvrez les yeux, prenez du plaisir. »

À quoi vous répondez : « Je suis voyageur, non spectateur. Une affaire importante veut que je sois ici ou là, le plus tôt que je pourrai. C’est à cela que je pense ; je compte les minutes et les tours de roue. Je maudis ces arrêts et ces employés indolents qui poussent les malles sans passion. Moi je pousse les miennes en idée ; je pousse le train ; je pousse le temps. Vous dites que c’est déraisonnable, et moi je dis que c’est naturel et inévitable, si l’on a un peu de sang dans les veines. »

Assurément il est bon d’avoir du sang dans les veines ; mais les animaux qui ont triomphé sur cette terre ne sont pas les plus colériques ; ce sont les raisonnables, ceux qui gardent leur passion pour le juste moment. Ainsi le terrible escrimeur, ce n’est pas celui qui frappe du pied la planche et qui part avant de savoir où il ira ; c’est ce flegmatique qui attend que le passage soit ouvert et qui y passe soudain comme une hirondelle. De même, vous qui apprenez à agir, ne poussez pas votre wagon, puisqu’il marche sans vous. Ne poussez pas le majestueux et imperturbable temps qui conduit tous les univers ensemble d’un instant à un autre instant. Les choses n’attendent qu’un regard pour vous prendre et vous porter. Il faudrait apprendre à être bon et ami pour soi-même.

11 décembre 1910.