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CONNAIS-TOI

à l’attention, à la réflexion, à l’ordre, à la méthode, sans peut-être s’en rendre bien compte lui-même. Dans toutes ces prétendues projections de fluide, il s’agit toujours d’imaginer avec force quelqu’un ou quelque chose. Je suppose que le professeur les entraîne peu à peu jusqu’à ce qu’ils sachent fixer leur attention. Par cela seul il a bien gagné son argent. Car, premièrement, les gens sont, par ce moyen, détournés de penser à eux-mêmes, à leur passé, à leurs échecs, à leur fatigue, à leur estomac ; et les voilà délivrés d’un fardeau qui s’accroissait d’instant en instant. Que de gens usent leur vie à récriminer ! Deuxièmement ils en viennent à penser sérieusement à ce qu’ils veulent, aux circonstances, aux personnes, et distinctement, au lieu de tout brouiller et ressasser, comme on fait quelquefois en rêve. Qu’après cela le succès leur arrive, cela n’est pas étonnant. Je ne compte pas les hasards favorables qui travaillent pour le professeur. Et quant aux hasards contraires, qui en parlera ? Communément chacun pense qu’il a des ennemis, et se trompe en cela. Les hommes n’ont point tant de suite, mais il est ordinaire que l’on cultive ses ennemis bien plus attentivement que ses amis. Cet homme vous veut du mal, croyez-vous ; il l’a sans doute oublié ; mais vous, vous ne l’oubliez point ; seulement par votre visage, vous lui rappelez ses devoirs. Un homme n’a guère d’autres ennemis que lui-même. Il est toujours à lui-même son plus grand ennemi, par ses faux jugements, par ses vaines craintes, par son désespoir, par les discours déprimants qu’il se tient à lui-même. Dire simplement à un homme : « Votre destin dépend de vous », c’est un conseil