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PROPOS SUR LE BONHEUR

rien n’empêche que l’on reste quelque temps sans dormir ; et l’on n’est pas si mal dans un lit. Mais la tête travaille ; on se dit que l’on veut dormir ; on s’applique à dormir ; on y met toute son attention, et si bien, que l’on reste éveillé par cette volonté et par cette attention même. Ou bien encore on s’irrite ; on compte les heures ; on juge absurde de ne pas mieux employer le temps précieux du repos ; en même temps on saute et on se retourne comme une carpe sur l’herbe. Méthode de Gribouille.

Ou bien encore, et aussi bien le jour que la nuit, si l’on a quelque sujet d’être mécontent, on y revient dès qu’on le peut ; on reprend sa propre histoire comme un roman bien noir que l’on a laissé ouvert sur sa table. On se replonge ainsi dans son chagrin ; on s’en régale ; on revient sur ce que l’on craint d’en oublier ; on passe en revue tous les maux possibles que l’on peut prévoir. On gratte son mal enfin. Méthode de Gribouille.

Un amoureux que sa belle a renvoyé ne voudrait pas penser à autre chose ; mais il reprend les bonheurs passés et les perfections de l’infidèle, et ses perfidies, et ses injustices. Il se fouette lui-même de tout son cœur. Il devrait, s’il ne peut penser à quelque autre chose, considérer son malheur autrement ; se dire que c’est une petite sotte qui n’est plus déjà de première fraîcheur ; imaginer la vie qu’il aurait eue avec cette femme devenue vieille ; peser scrupuleusement les joies passées ; faire la part de son propre enthousiasme ; faire revivre ces minutes discordantes sur lesquelles on passe quand on est heureux, mais qui, dans la tristesse, servent alors de consolation. Finalement arrêter son attention sur