Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LX

CONSOLATION

Le bonheur et le malheur sont impossibles à imaginer. Je ne parle pas des plaisirs proprement dits, ni des douleurs, comme rhumatismes, maux de dents, ou supplices d’Inquisition ; cela, on peut s’en faire une idée en évoquant les causes, parce que les causes ont une action certaine ; par exemple si l’eau bouillante jaillit sur ma main, si je suis renversé par une automobile, si j’ai la main prise dans une porte, dans tous ces cas-là j’évalue à peu près ma douleur, ou, autant qu’on peut savoir, la douleur d’un autre.

Mais dès qu’il s’agit de cette couleur des opinions qui fait le bonheur ou le malheur, on ne peut rien prévoir ni rien imaginer, ni pour les autres, ni pour soi. Tout dépend du cours des pensées, et l’on ne pense pas comme on veut ; à bien plus forte raison peut-on être délivré, sans savoir pourquoi, de pensées qui ne sont nullement agréables. Le théâtre, par exemple, nous occupe et nous détourne avec une violence qui est risible, si l’on fait attention aux pauvres causes, une toile peinte, un braillard, une femme qui fait semblant de pleurer ; mais ces