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JÉRÉMIADES

qu’un enfant peut bien avoir très peur de son petit camarade qu’il a lui-même déguisé en lion ou en ours.

Il est assez clair que si un homme, par naturelle tristesse, orne sa maison comme un catafalque, il n’en sera que plus triste, toutes choses lui rappelant aigrement son chagrin. Même jeu pour nos idées ; si par humeur nous venons à nous peindre les hommes en noir et les affaires publiques en décomposition, ce barbouillage à son tour nous jette dans le désespoir ; et l’homme le plus intelligent est souvent celui qui se dupe le mieux lui-même, parce que ses déclamations ont une suite et un air de raison.

Le pire, c’est que cette maladie se gagne ; c’est comme un choléra des esprits. Je connais des gens en présence de qui l’on ne peut pas dire que les fonctionnaires sont, dans l’ensemble, plus honnêtes et plus diligents qu’autrefois. Ceux qui suivent leurs passions ont une éloquence si naturelle, une sincérité si touchante que la galerie est pour eux ; et celui qui veut être juste joue alors le rôle d’un niais ou d’un mauvais plaisant. Ainsi la jérémiade s’établit comme un dogme et fait partie bientôt de la politesse.

Hier, un ouvrier tapissier, afin de soutenir une conversation préliminaire, disait tout naïvement : « Les saisons sont perdues. Qui croirait que nous sommes en hiver ? Et c’est comme l’été ; on ne sait plus ce que c’est. » Il disait cela après les dures chaleurs de cette année qu’il a pourtant senties comme les autres. Mais le lieu commun est plus fort que les faits. Et méfiez-vous de vous-même, vous qui riez de mon tapissier ; car tous les faits ne sont