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PROPOS SUR LE BONHEUR

peut-on craindre la mort quand la vie est atroce à ce point-là ? Vous voyez pourtant qu’on peut haïr la mort et la souffrance en même temps ; et voilà comment nous finirons. »

Ce qu’il disait lui semblait évident absolument : et, ma foi, j’en croirais bien autant, si je voulais. Il n’est pas difficile d’être malheureux ; ce qui est difficile, c’est d’être heureux ; ce n’est pas une raison pour ne pas l’essayer ; au contraire ; le proverbe dit que toutes les belles choses sont difficiles.

J’ai des raisons aussi de me garder de cette éloquence d’enfer, qui me trompe par une fausse lumière d’évidence. Combien de fois me suis-je prouvé à moi-même que j’étais dans un malheur sans remède ; et pourquoi ? Pour des yeux de femme, peut-être éblouis ou fatigués, ou assombris par un nuage du ciel ; tout au plus pour quelque pensée médiocre, pour quelque mouvement de bile, pour quelque calcul de vanité que je supposais d’après des mines et des paroles ; car nous avons tous connu cette étrange folie ; et nous en rions de bon cœur un an après. J’en retiens que la passion nous trompe, dès que les larmes, les sanglots tout proches, l’estomac, le cœur, le ventre, les gestes violents, la contraction inutile des muscles se mêlent au raisonnement. Les naïfs y sont pris à chaque fois ; mais je sais que cette mauvaise lumière s’éteint bientôt ; je veux l’éteindre tout de suite ; cela m’est possible ; il suffit que je ne déclame point ; je connais assez la puissance de ma propre voix sur moi-même ; je veux donc me parler à moi-même tout uniment, et non point en tragédien. Voilà pour le ton. Je sais aussi que la maladie et la mort sont des choses