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HEUREUX AGRICULTEURS

prince est-il de faire bâtir selon ses plans ; mais heureux par-dessus tout celui qui sent la trace de son coup de marteau sur le loquet de sa porte. La peine alors fait justement le plaisir ; et tout homme préférera un travail difficile, où il invente et se trompe à son gré, à un travail tout uni, mais selon les ordres. Le pire travail est celui que le chef vient troubler ou interrompre. La plus malheureuse des créatures est la bonne à tout faire, quand on la détourne de ses couteaux pour la mettre au parquet ; mais les plus énergiques d’entre elles conquièrent l’empire sur leurs travaux, et ainsi se font un bonheur.

L’agriculture est donc le plus agréable des travaux, dès que l’on cultive son propre champ. La rêverie va continuellement du travail aux effets, du travail commencé au travail continué ; le gain même n’est pas si présent ni si continuellement perçu que la terre elle-même, ornée des marques de l’homme. C’est un plaisir démesuré que de charroyer à l’aise sur des cailloux que l’on a mis. Et l’on se passe encore bien des profits si l’on est assuré de travailler toujours sur le même coteau. C’est pourquoi le serf attaché à la terre était moins serf qu’un autre. Toute domesticité est supportée, dès qu’elle a pouvoir sur son propre travail et certitude de durée. En suivant ces règles, il est facile d’être bien servi, et même de vivre du travail des autres. Seulement le maître s’ennuiera ; d’où le jeu et les filles d’opéra. C’est toujours par l’ennui et ses folies que l’ordre social est rompu.

Les hommes d’aujourd’hui ne diffèrent pas beaucoup des Goths, des Francs, des Alamans, et autres