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PROPOS SUR LE BONHEUR

On devrait aussi considérer la guerre, qui est un jeu admirable, et qui fait voir plus de générosité que de férocité ; car ce qui est surtout laid dans la guerre, c’est l’esclavage qui la prépare et l’esclavage qui la suit. Le désordre des guerres, en somme, c’est que les meilleurs s’y font tuer et que les habiles y trouvent occasion de gouverner contre la justice. Mais le jugement instinctif s’égare encore ici ; et les braves gens comme Déroulède trouvent leur plaisir à être dupes.

Tout cela est beau à considérer. L’égoïste se moque vainement, parce qu’il veut soumettre les sentiments généreux au calcul des plaisirs et des peines. « Nigauds que vous êtes, qui aimez la gloire, et encore pour d’autres ! » Et Pascal, le génie catholique, Pascal a écrit cette parole, où il n’y a que l’apparence de la profondeur : « Nous perdons la vie avec joie, pourvu qu’on en parle. » C’est le même homme qui s’est moqué du chasseur qui se donne bien du mal pour prendre un lièvre, dont il ne voudrait point s’il était donné. Il faut que le préjugé théologique soit bien fort pour cacher à des yeux humains que l’homme aime l’action plus que le plaisir, l’action réglée et disciplinée plus que toute autre action, et l’action pour la justice par-dessus tout. D’où résulte un immense plaisir, sans doute ; mais l’erreur est de croire que l’action court au plaisir ; car le plaisir accompagne l’action. Les plaisirs de l’amour font oublier l’amour du plaisir. Voilà comment il est bâti ce fils de la terre, dieux des chiens et des chevaux.

L’égoïste, au contraire, manque à sa destinée par une erreur de jugement. Il ne veut avancer un doigt