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PROPOS SUR LE BONHEUR

tout de suite, la faire, cela remplit la vie humaine à souhait. Que voulez-vous désirer, alors ? Que voulez-vous craindre ? Le temps dévore le regret. On se demande souvent quelle peut être la vie intérieure d’un voleur et d’un bandit. Je crois qu’il n’en a point. Toujours à l’affût, ou dormant. Toute sa puissance de prévoir est en éclaireur, devant ses pieds et ses mains. C’est pourquoi l’idée de la punition ne lui vient point, ni aucune autre. Cette machine aveugle et sourde a de quoi effrayer. Mais en tout homme l’action éteint la conscience ; cette violence sans égards s’entend dans le coup de hache du bûcheron ; elle est moins sensible dans les démarches de l’homme d’État, mais on la retrouve souvent dans les effets. On s’étonnerait moins de trouver l’homme dur et insensible comme la hache, si l’on remarquait qu’il ne s’épargne pas tant lui-même. Puissance n’a point pitié, non plus pitié de soi.

Pourquoi la guerre ? Parce que les hommes se noient alors dans l’action. Leur pensée est comme ces lampes électriques du tramway qui baissent au démarrage ; je dis leur pensée réfléchie. D’où une puissance redoutable de l’action ; elle se justifie à sa manière, parce qu’elle éteint la lampe inférieure. Par quoi une foule de passions viles sont éteintes, toutes celles que la réflexion nourrit, comme mélancolie, dégoût de la vie, ou bien intrigue, hypocrisie, rancune, ou bien amour romanesque, ou bien vice raffiné. Mais aussi s’éteint la justice dans le courant de l’action. Le préfet de police se bat contre l’émeute de la même manière qu’il se bat contre l’eau et le feu. L’émeutier éteint sa lampe aussi. Nuit barbare. C’est pourquoi il y eut des tortionnaires qui enfon-