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PROPOS SUR LE BONHEUR

sons associées prospéreraient, dans l’ensemble, passablement ; les commerçants associés seraient comme des fonctionnaires, assurés d’un traitement fixe et d’une retraite ; assurés, s’ils le voulaient, d’un médecin, d’un chirurgien, d’une maison de convalescence ; assurés d’un voyage de noces et d’une suite de voyages d’agrément. C’est la sagesse même ; et c’est très beau dans les livres. Mais il ne faut pas oublier que, dès que la vie matérielle est ainsi assurée, dans le sens plein du mot, tout le bonheur reste à faire. Qui n’a point de ressources en lui-même, l’ennui le guette et bientôt le tient.

La déesse Loterie, que les anciens appelaient la Fortune aveugle, est bien plus tendrement adorée. Ici des espoirs immenses, et, en compensation, la seule crainte de ne pas gagner, qui n’est rien. Si l’on imagine un office de toutes les assurances, il faudrait écrire sur la porte : « Vous qui entrez, laissez toute espérance. » Contre quoi tous les marchands d’espérance ont beau jeu. Ce qui ne vient pas d’ambition seulement, qui est vanité dans le fond, mais plutôt de cette invention infatigable qui va toujours en avant de l’action, et qui est lumière et joie sur tout métier. Perrette en son pot au lait ne voit point de repos, mais le travail au contraire. Veau, vache, cochon, couvée, ce sont des soins. Chacun, en ses travaux de chaque jour, en découvre d’autres où il voudrait se jeter. L’espérance abat le mur et aperçoit l’ordre des légumes ou l’ordre des fleurs à la place des herbes folles et de la broussaille. L’assurance emprisonne.

La passion du jeu est admirable à considérer. L’homme y est aux prises avec un hasard dépouillé.