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PROPOS SUR LE BONHEUR

rare dans le fait, pour expliquer un mouvement d’humeur par ses véritables causes, attendu que la vraie cause change aussi nos motifs. Si une fatigue à peine sentie m’enlève le goût de la promenade, elle me fait trouver aussi des raisons de rester chez moi. On entend souvent sous le nom de pudeur une dissimulation des vraies causes ; je crois que c’est plutôt une ignorance des vraies causes et comme une transposition naturelle et presque inévitable des choses du corps en langage d’âme. L’homme amoureux est comme stupide devant ces textes.

L’autre sexe est incompréhensible dans l’inaction. Sa fonction propre c’est de chasser, de construire, d’inventer, d’essayer. Hors de ces chemins il s’ennuie, mais toujours sans s’en apercevoir. De là un mouvement perpétuel pour de petites occasions ; sa bonne volonté, en le dissimulant, l’aggrave. Il lui faut un aliment politique ou industriel. Et il est commun que les femmes prennent aussi pour hypocrisie ce qui est un effet de nature. On peut voir des crises de ce genre analysées avec profondeur dans les Mémoires de deux jeunes mariées, de Balzac, et surtout dans l’Anna Karénine, de Tolstoï.

Le remède à ces maux me paraît être dans la vie publique, qui agit de deux manières. D’abord par les relations de famille et d’amis, qui établissent dans le ménage des relations de politesse, absolument nécessaires pour dissimuler tous ces caprices du sentiment, qui n’ont toujours que trop d’occasions de s’exprimer. Dissimuler, entendez bien ; ce qui n’est que mouvement d’humeur n’est même pas senti, dès qu’on ne peut le montrer ; c’est pourquoi, autant que l’on aime, la politesse est plus