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PROPOS SUR LE BONHEUR

donc notre malade imaginaire qui passe des nuits à écouter sa respiration, et ses journées à raconter ses nuits. Bientôt son mal est classé et connu de tous ; les conversations mourantes en reçoivent une vie nouvelle ; la santé de ce malheureux a une cote, comme des valeurs en bourse ; tantôt il est en hausse ; tantôt il est en baisse, et il le sait ou le devine. Voilà un neurasthénique de plus.

Le remède ? Fuir sa famille. Aller vivre au milieu d’indifférents, qui vous demanderont d’un air distrait : « Comment vous portez-vous ? » mais s’enfuiront si vous répondez sérieusement ; de gens qui n’écouteront pas vos plaintes et ne poseront pas sur vous ce regard chargé de tendre sollicitude qui vous étranglait l’estomac. Dans ces conditions, si vous ne tombez pas tout de suite dans le désespoir, vous guérirez. Morale : ne dites jamais à quelqu’un qu’il a mauvaise mine.

30 mai 1907.