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puissance de l’oubli

m’y mettais, je l’aimerais encore. Il y a de l’entêtement dans les passions et peut-être surtout une erreur démesurée ; nous nous croyons pris. Ceux qui n’aiment pas le fromage n’en veulent point goûter, parce qu’ils croient qu’ils ne l’aimeront point. Souvent un célibataire croit que le mariage lui serait insupportable. Un désespoir porte malheureusement avec lui une certitude, disons une forte affirmation, qui fait que l’on repousse l’adoucissement. Cette illusion, car je crois que c’en est une, est bien naturelle ; on juge mal de ce qu’on n’a point. Tant que je bois, je ne puis concevoir la sobriété ; je la repousse par mes actes. Dès que je ne bois plus, je repousse par cela seul l’ivrognerie. Il en est de même pour la tristesse, pour le jeu, pour tout.

Aux approches d’un déménagement vous dites adieu à ces murs que vous allez quitter ; votre mobilier n’est pas dans la rue que vous aimez déjà l’autre logement ; le vieux logement est oublié. Tout est bientôt oublié ; le présent a sa force et sa jeunesse, toujours ; et l’on s’y accommode d’un mouvement sûr. Chacun a éprouvé cela et personne ne le croit. L’habitude est une sorte d’idole, qui a pouvoir par notre obéissance ; et c’est la pensée ici qui nous trompe ; car ce qui nous est impossible à penser nous semble aussi impossible à faire. L’imagination mène le monde des hommes, par ceci qu’elle ne peut s’affranchir de coutume ; et il faudrait dire que l’imagination ne sait pas inventer ; mais c’est l’action qui invente.

Mon grand-père, vers ses soixante-dix ans, prit le dégoût des aliments solides, et vécut de lait pendant cinq ans au moins. On disait que c’était manie ;