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PROPOS SUR LE BONHEUR

sont heureuses ou malheureuses selon un jugement extérieur ; mais l’homme qui les conduit bien ou mal fait toujours son trou selon sa forme, comme le rat. Regardez bien ; il a fait ce qu’il a voulu.

« Ce que jeunesse désire, vieillesse l’a en abondance. » C’est Goethe qui cite ce proverbe au commencement de ses mémoires. Et Gœthe est un brillant exemple de ces natures qui façonnent tout événement selon leur propre formule. Tout homme n’est pas Gœthe, il est vrai ; mais tout homme est soi. L’empreinte n’est pas belle, soit ; mais il la laisse partout. Ce qu’il veut n’est pas quelque chose de bien relevé ; mais ce qu’il veut, il l’a. Cet homme, qui n’est point Gœthe, aussi ne voulait point l’être. Spinoza, qui a saisi mieux que personne ces natures crocodiliennes, invincibles, dit que l’homme n’a pas besoin de la perfection du cheval. De même aucun homme n’a usage de la perfection de Gœthe. Mais le marchand, partout où il est, et aussi bien sur des ruines, le marchand vend et achète, l’escompteur prête, le poète chante, le paresseux dort. Beaucoup de gens se plaignent de n’avoir pas ceci ou cela ; mais la cause en est toujours qu’ils ne l’ont point vraiment désiré. Ce colonel, qui va planter ses choux, aurait bien voulu être général ; mais, si je pouvais chercher dans sa vie, j’apercevrais quelque petite chose qu’il fallait faire, et qu’il n’a point faite, qu’il n’a point voulu faire. Je lui prouverai qu’il ne voulait pas être général.

Je vois des gens, qui, avec assez de moyens, ne sont arrivés qu’à une maigre et petite place. Mais que voulaient-ils ? Leur franc-parler ? Ils l’ont. Ne point flatter ? Ils n’ont point flatté et ne flattent