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LES PROPOS D’ALAIN

LVIII

Au sujet d’un de mes romans préférés, « Le Rouge et le Noir », on me dit souvent : « Comment pouvez-vous aimer ce Julien Sorel, qui est un hypocrite raffiné ? » Oui, je l’aime. Et j’aimerai toujours celui qui cache ses opinions afin de gagner sa vie. Il n’y a pas tant de Républicains qui puissent se vanter d’avoir toujours pensé tout haut. Honorable, à mes yeux, celui qui, étant forcé de dire comme d’autres, ou tout au moins de se taire, sait, malgré cette espèce de captivité d’esprit, garder ses idées propres et un jugement libre ; je l’estime autant qu’un prisonnier qui, par force de caractère, et en s’exerçant dans sa prison, aurait après dix ans une belle santé et des muscles forts. Bref, selon mon opinion, la force de pensée se reconnaît à la pensée, et non pas aux discours sans prudence. Les esprits faibles, au contraire, ne pensent que ce qu’ils peuvent dire ; aussi ils ne sont pas hypocrites, non, pas du tout ; mais la contrainte extérieure les rend esclaves d’esprit ; et ils adorent enfin leur esclavage, qu’ils appellent liberté. Doux moment pour le tyran ; car c’est cela qu’il veut.

Non, je n’en ai pas vu beaucoup, d’hypocrites. J’en ai vu trop peu. Ceux que j’ai connus subissant une contrainte extérieure, (et qui donc n’en subit pas), étalent bientôt semblables à ces prisonniers que la prison courbe. Et quelques-uns changeaient si bien leurs idées selon leur intérêt présent, qu’ils croyaient n’avoir jamais changé. Cette sincérité des esprits faibles fait souvent impression. Mais quoi ? Il n’y a rien de plus sincère ni rien de plus franc qu’un enfant qui a bien peur. Que de gens pour qui le Maître, j’entends celui qui donnera une place ou un avancement, est réellement un grand homme ! Courtisanerie n’est pas hypocrisie. Le courtisan adore le trône, s’y mette qui pourra ; et le courtisan a des larmes aux yeux quand il loue, de vraies larmes. Ces vraies larmes me font rougir.

Julien Sorel, au contraire, est un captif indomptable. Son jugement bondit dans ses monologues. Un esprit moins fort, dans ce monde de fripons titrés, trouverait des noms honorables pour la friponnerie. Mais lui est debout au dedans de lui-même ; jamais son esprit n’adore. Au reste cela se traduit de temps en temps par des mouvements vifs ; et c’est là le roman.