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LES PROPOS D’ALAIN

dans une horloge, il faut compter les dents de chaque roue, et demander : « Pendant que telle roue fait un tour, combien de tours fera la voisine et l’autre, combien de fois battra le balancier ? » Si jeunes qu’ils soient, ils s’élanceront sur cette route royale, comme de vrais hommes. Mais vous approchez votre montre de son oreille, en lui disant : « Écoute la petite bête. » Prenez garde que l’enfant ne vous juge un peu trop enfant.

XXIX

Il y a une vérité cachée, dans toutes ces réclamations sur la Culture. Beaucoup la sentent, peu l’aperçoivent clairement. Voici ce que c’est. À la Sorbonne comme à l’École Primaire l’erreur est la même, le mal est le même ; ce sont les leçons de choses qui veulent remplacer les leçons d’idées ; partout un travail accablant, sans jugement et même sans vraie attention.

À l’École on a bien peur de s’élever trop vite aux idées. Quelques niais importants ont découvert qu’il fallait montrer aux enfants l’épi de blé, la pomme, le lapin, le chat, le balai, le seau. L’objet sous les yeux, toujours, et une simple description ; car, disaient-ils, il faut d’abord que l’enfant apprenne à observer ; il faut aller du concret à l’abstrait par degrés insensibles. Cette pédagogie est ridicule.

D’abord l’enfant sait très bien observer, et souvent mieux que le maître ; on m’en a cité mille exemples ; de là peut naître une moquerie cachée et un mépris des études chez les plus fortes têtes. Car ils attendent merveilles, et n’entendent que des pauvretés qu’ils n’oseraient pas seulement enseigner à leurs petits frères. Mais laissons les fortes têtes ; considérons le troupeau. Le troupeau est assis et regarde le chat, la queue du chat, les yeux du chat, les yeux du lapin, le blé, le moulin, et le garçon boulanger ; et il prend une idée fort sotte de la vérité ; il croit qu’il ne s’agit jamais que d’apprendre une chose après l’autre, toujours restant assis, ouvrant les yeux et les oreilles, sans erreurs, sans accrocs, sans éclairs, sans ces bondissements d’esprit qui font que l’animal bipède se reconnaît homme. Là est le fond du pédantisme, à croire qu’il y a beaucoup à apprendre, et qu’on peut apprendre un peu chaque jour, comme on fauche ou comme on fait