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LES PROPOS D’ALAIN

l’on avait un peu le souci de plaire. Le plaisir d’intriguer autour des puissances vient sans doute de ce que l’on oublie alors, par nécessité, mille petits malheurs dont le récit serait ennuyeux. Le principe est celui-ci : si tu ne parles pas de tes peines, j’entends de tes petites peines, tu n’y penseras pas longtemps.

Dans cet art d’être heureux, auquel je pense, je mettrais aussi d’utiles conseils sur le bon usage du mauvais temps. Au moment où j’écris, la pluie tombe, les tuiles sonnent, mille petites rigoles bavardent ; l’air est lavé et comme filtré, les nuées ressemblent à des haillons magnifiques. Il faut apprendre à saisir ces beautés-là. Mais, dit l’un, la pluie gâte les moissons. Et l’autre : la boue salit tout. Et un troisième : il est si bon de s’asseoir dans l’herbe. C’est entendu, on le sait ; vos plaintes n’en retranchent rien, et je reçois une pluie de plaintes qui me poursuit dans la maison. Eh bien, c’est surtout en temps de pluie que l’on veut des visages gais. Donc, bonne figure à mauvais temps.


XXII

Au Mélancolique je n’ai qu’une chose à dire : « Regarde au loin ». Presque toujours le Mélancolique est un homme qui lit trop. L’œil humain n’est point fait pour cette distance, c’est aux grands espaces qu’il se repose. Quand vous regardez les étoiles ou l’horizon de la mer, votre œil est tout à fait détendu ; si l’œil est détendu, la tête est libre, la marche est plus assurée ; tout se détend et s’assouplit, jusqu’aux viscères. Mais n’essaie point de t’assouplir par volonté ; ta volonté en toi, appliquée en toi, tire tout de travers et finira par t’étrangler ; ne pense pas à toi, regarde au loin.

Il est très vrai que mélancolie est maladie ; et le médecin en peut quelquefois deviner la cause et donner le remède ; mais ce remède ramène l’attention dans le corps, et le souci que l’on a de suivre un régime en détruit justement l’effet ; c’est pourquoi le médecin, s’il est sage, te renvoie au philosophe. Mais, lorsque tu cours au philosophe, que trouves-tu ? Un homme qui lit trop, qui pense en myope et qui est plus triste que toi.

L’État devrait tenir école de sagesse, comme de médecine. Et comment ? Par vraie science, qui est contemplation des choses, et poésie