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LES PROPOS D’ALAIN

bien encore rêves, associations d’idées, obsessions, retour des mêmes paroles. Toutes choses, remarquez-le, de peu d’importance et auxquelles nous sommes tous sujets par l’effet de l’âge et des travaux. Choses petites, et qui le trompent par leur petitesse même ; car s’il était gravement malade, il se dirait : « Je suis malade ». Mais il ne se dit rien de pareil ; au lieu de penser : « je suis fatigué » il pense : « je suis triste et c’est l’effet des persécutions » ; le voilà parti ; et la preuve de ses divagations, sans qu’il s’en doute, c’est la tristesse même, c’est-à-dire, au fond, la fatigue. On hait parce qu’on est triste ; mais, naturellement, on croit le contraire. Et voilà une vie compliquée et misérable. Pourquoi ? Parce qu’il prend ses sentiments pour des preuves, et qu’il fonde ses opinions sur des sentiments.

La plus belle découverte, dans l’ordre moral, c’est celle du rapport entre nos sentiments et notre santé. Voilà ce qui balaie et purifie notre vie intérieure. Comprendre que nos sentiments dépendent souvent du froid et du chaud, nos rêves et nos rêveries de traces et de mouvements dans le cerveau ; que tout cela ne signifie rien ; que ces vicissitudes sont inévitables et sans intérêt ; renvoyer dans le corps les prétendus orages de l’âme, c’est la santé morale même. Les fous nous le font comprendre. Ouvrons donc les fenêtres, et regardons au dehors. Les choses, l’action sur les choses, la contemplation des choses, c’est le salut à notre mode, La science fait les cœurs simples.


XIX

« Supprime l’opinion fausse, tu supprimes le mal. » Ainsi parle Épictète. Le conseil est bon pour celui qui attendait le ruban rouge, et qui s’empêche de dormir en pensant qu’il ne l’a point. C’est donner trop de puissance à un bout de ruban. Celui qui le penserait comme il est, un peu de soie, un peu de garance, n’en serait pas troublé. Le remède est le même contre toutes les peurs, et contre tous les sentiments tyranniques ; il faut aller droit à la chose, et voir ce que c’est.

Le même Épictète dit au passager : « Tu as peur de cette tempête comme si tu devais avaler toute cette grande mer ; mais, mon cher, il ne faut que deux pintes d’eau pour te noyer. » Il est sûr que ce