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LES PROPOS D’ALAIN

qui, sans autre culture, abandonnent la pratique des sciences, sont bientôt des âmes légères à tous les vents, et à la merci du premier miracle. Bref, ne cherchant point l’Humanité dans le passé, ils la trouvent enfin dans le présent, et trop mêlée d’animalité ; les voilà soudainement patriotes sans condition, religieux sans critique, soumis, conservateurs enfin, parce que leur esprit n’a point d’ancêtres.

CLXXVII

Le culte des morts est une belle coutume, et la fête des morts est placée comme il faut, au moment où il devient visible, par des signes assez clairs, que le soleil nous abandonne. Ces fleurs séchées, ces feuilles jaunes et rouges sur lesquelles on marche, les nuits longues, et les jours paresseux qui semblent des soirs, tout cela fait penser à la fatigue, au repos, au sommeil, au passé. La fin d’une année est comme la fin d’une journée et comme la fin d’une vie. Comme l’avenir n’offre alors que nuit et sommeil, naturellement la pensée revient sur ce qui a été fait, et devient historienne. Il y a ainsi harmonie entre les coutumes, le temps qu’il fait, et le cours de nos pensées. Aussi plus d’un homme, en cette saison, va évoquer les ombres et leur parler.

Mais comment les évoquer ? Comment leur plaire ? Ulysse leur donnait à manger ; nous leur portons des fleurs ; mais toutes les offrandes ne sont que pour tourner nos pensées vers eux, et mettre la conversation en train. Il est assez clair que c’est la pensée des morts que l’on veut évoquer, et non leurs corps ; et il est clair aussi que c’est en nous-mêmes que leur pensée dort. Cela n’empêche point que les fêtes, les couronnes et les tombes fleuries aient un sens. Comme nous ne pensons pas comme nous voulons, et que le cours de nos idées dépend principalement de ce que nous voyons, entendons et touchons, il est très raisonnable de se donner certains spectacles, afin de se donner en même temps les rêveries qui y sont comme attachées. Voilà en quoi les rites religieux ont une valeur. Mais ils ne sont que moyen ; ils ne sont pas fin ; il ne faut donc pas aller faire visite aux morts comme d’autres entendent la messe ou disent leur chapelet.

Les morts ne sont pas morts, c’est assez clair, puisque nous vivons. Les morts pensent, et parlent, et agissent ; ils peuvent conseiller,