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LES PROPOS D’ALAIN

Par quoi les jeunes, quand ils auraient du génie, arrivent à en faire un petit talent qu’ils recopient ensuite jusqu’à leur mort. Courtisans ; ombres d’hommes. Ils accourent après cela comme au festin d’Ulysse évocateur, avides de sang chaud. Trop tard. L’esclavage d’abord ; le succès ensuite ; après cela la vie libre et les fêtes du cœur, et les villégiatures honnêtement gagnées ; mais ce sont des vies à l’envers. L’ombre d’Achille disait en vain : « J’aimerais mieux être un porcher vivant que l’ombre d’Achille. » Les meilleurs d’entre eux disent sans doute aussi : « J’aimerais mieux être un Jean-Jacques vagabond et persécuté qu’un talent à l’Académie.» Trop tard, vous dis-je. Vous avez écrit avant d’avoir des idées ; c’est une faute qu’on ne rachète point.

Jean-Jacques, aux Charmettes, lisait pour lire, et pensait pour penser ; si docile aux grands hommes, qu’il les copiait lorsqu’il avait peine à les comprendre. Sans but, n’ayant pas l’idée qu’il dût jamais écrire une ligne. Aussi que de temps perdu. Que de rêveries sans forme ; et, dans ses promenades, que de pierres lancées au torrent. On sait comment ses idées lui apparurent, à leur maturité ; comment il se sentit forcé de les écrire, et combien de fois il regretta de l’avoir fait. Nos petits auteurs ne le croient point, quand ils lisent que les libraires louaient les premiers exemplaires de la Nouvelle Héloïse au lieu de les vendre, et en faisaient des fortunes. Ils n’ont même pas l’idée de ce que ce serait que penser gratis. De là un scandale qui dure encore. Diderot calomnie toujours ; et que de Grimms aboyant après la grande ombre ! N’ayez pas peur, l’espèce est morte. Le travail de l’esprit est heureusement divisé et discipliné. Chacun polit une petite pièce, sociologue, moraliste, politique, poète, dramaturge. Chacun dans son coin polit sa petite pièce détachée, qu’il appelle une idée ; et personne n’assemble. Ô discipline, force des armées.

CLX

Hugo n’aimait pas Stendhal ; il lui refusait le style. Je les aime tous les deux, mais j’avoue que Hugo est trop long pour moi presque toujours. Je le lis en courant, et même j’en passe. Je vois trop où il va ; il développe presque toujours une idée commune, mais émou-