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LES PROPOS D’ALAIN

visibles, presque gauches ; l’oscillation libre s’y fait sentir ; on se souvient, on attend, on espère ; mais la nécessité nous comble ; elle nous surprend et nous satisfait. Ainsi l’esprit des cloches nous apporte toujours l’inaction et l’attention mêlées, état qui ne peut durer. Les sentiments chrétiens sont certainement liés aux cloches ; et cette éducation a fait plus, sans doute, que la doctrine et les sermons. Mais, non plus, on n’y pouvait rester. La cloche annonçait un art nouveau qui surmonterait ces rythmes de nature, et les combinerait avec l’ancien rythme des pas, de la danse et du discours. Peut-être faut-il dire que la musique des anciens ignore ce rythme lent, qui ne ressemble à rien d’humain, qui représente plutôt la nature, et qui est triste sans tragédie ; tel est l’esprit de l’Adagio romantique. Et l’on n’y peut rester. Aussitôt le paganisme revient, par le Scherzando qui est danse, ou par la Marche Héroïque. Gœthe serait donc classique, puisqu’il haïssait les cloches, le tabac et le christianisme, disait-il. Et comme on dit de lui qu’il aimait la musique, et aussi qu’il ne l’aimait pas, je sais quel genre de musique il aimait ; je le sais par les cloches.

CLVI

À un débutant qui déclamait avec une mimique violente et émouvante, un homme du métier disait : « Supprimez les gestes, ce sera très bien. » À un chanteur, à un violoniste, on dirait volontiers : « Supprimez ce qui veut être expressif, ce sera très bien. » Faites chanter un air populaire de Bretagne par quelque demi-artiste qui souligne les sentiments, soit en appuyant, soit en ralentissant ou pressant, si peu que ce soit, si discrètement que ce soit, c’est laid. Laissez aller le rythme et les paroles sans penser et même sans éprouver, l’effet est prodigieux.

Lorsque l’on trouve un bon maître de diction, on est toujours assez étonné de voir comment il déblaie et simplifie. C’est un débit uniforme et plein. De même le plus grand violoniste tire comme sur un archet infini ; toute la mélodie vogue comme un grand navire, chaque note portant le tout. Un autre la mettra en petits morceaux. Le musicien et le déclamateur devraient s’instruire par la vue des belles formes. Un vase antique, sans aucun ornement, fait bien voir qu’aucune partie