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LES PROPOS D’ALAIN

lées, qui masque l’autre. Et voilà de quoi user la rage de penser, si elle vous travaille.

Mais maintenant, au point où nous en sommes, il n’y a plus lieu, pour un homme raisonnable, d’observer un peuple de statues. Il faut penser le vrai autant qu’on peut ; voir la Nature comme elle est, les maux humains comme ils sont, il faut maintenant que chacun soit de bonne foi avec lui-même, et médite sur l’art politique. Le temps du mensonge est passé. Voici des hommes, des femmes, des villes, des champs, des saisons. Voilà ce qu’il faut avidement regarder, et non pas des copies arrangées. La critique d’art et l’histoire sont des passe-temps monarchiques ; c’est la prière sans Dieu.

CXLVII

Il y a encore une erreur que je veux signaler, chez ceux qui nous offrent la Culture Démocratique. Ils semblent mépriser l’art d’écrire et ses ornements, et le réduire à la stricte logique et à la stricte grammaire, comme on peut voir dans un traité de géométrie. Car, disent-ils, le beau style est un luxe ; il suppose des oisifs pour s’y appliquer et des oisifs pour le goûter. Et, puisque les conditions s’égalisent en ce sens que les riches ne resteront riches qu’au prix d’un travail suivi, il faut prévoir une simplification du langage, et une éloquence dénudée ; des choses, des mesures, des comptes. Déjà l’on peut voir que les langues qui se forment sont bien plus régulières que les langues d’autrefois ; les nuances disparaissent ; l’individu n’a plus le droit d’inventer ; ce que l’on attend de lui, c’est une idée vraie dans une forme commune. Les belles-lettres, autant qu’on veut les conserver dans l’enseignement, ne peuvent donc pas viser, comme autrefois, à des plaisirs raffinés ; le temps d’ailleurs manquerait, par la place que les sciences ont occupée ; et puis ce peuple d’automobilistes et d’aviateurs n’est pas curieux de bouquets à Chloris, ni d’images rares, ni de maximes à secret. Ainsi la vieille rhétorique n’aura bientôt plus d’objet ; il faut qu’elle devienne science à son tour, science de livres, science de documents, science historique, si elle ne veut pas être méprisée.

Les développements de ce genre me paraissent tout à fait creux. Ils veulent séparer la pensée et l’art d’écrire, le fond et la forme ;