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LES PROPOS D’ALAIN

pas que la Critique Littéraire vienne chuchoter aussi pour la guerre.

Après cela, que dit encore le voyageur ? Que les Allemands ne nous aiment point. C’est ici que l’homme raisonnable doit se méfier. Imaginons un Allemand qui vienne enquêter chez nous. Où donc pourrait-il entendre quelque propos impartial au sujet de son pays ? Partout, dans les conférences, dans les leçons, on exige une espèce d’injustice voulue. Il faut toujours que l’orateur en vienne à blâmer ce peuple qui nous a battus. Et je vois que les orateurs et écrivains nous font souvent bonne mesure, et montrent ici une complaisance qui n’est pas belle. Aussi l’Allemand s’en ira raconter qu’il y a une haine profonde et enracinée chez nous ; en quoi il se trompera, car la plupart des gens, chez nous, savent bien être justes ; mais en public on n’entend guère que des comédiens qui cherchent l’applaudissement. Je n’oublie pas les pouvoirs administratifs, qui sont contre toute espèce de pensée. Ainsi les deux peuples arrivent à se méconnaître, faute d’un peu de courage ; et, pensez-y bien, ces habitudes de dire, faciles, paresseuses, flatteuses, nous mènent a une guerre effrayante qui tuera les plus courageux et les plus justes des deux côtés, d’où résulteront encore d’autres déclamations et d’autres guerres. Que les pacifistes pensent bien à ceci : ce n’est pas la peur de la guerre qui empêchera la guerre, et c’est la peur de parler qui l’amènera.

CXXVI

« Hugo von Teufelsberg, lieutenant de réserve au 10e uhlans, fabricant du champagne « Gallia », à Alain, citoyen de la République Française. Très honoré Monsieur, sur les rapports de la Force et du Droit, sujet de controverses entre vous et vos amis, mon histoire peut jeter quelque lumière.

Comme nous étions dix enfants, et que, dans notre petite ville prussienne, il y avait déjà trois hommes pour une place, j’ai songé à votre beau pays, qui manque de bras. Je vins en Champagne, et je fus aussitôt employé. J’ai réussi ; me voici propriétaire d’une des plus grosses maisons de la ville ; et la marque « Gallia » vaut quatre millions. D’autres Allemands ont suivi le même chemin. Nous avons fait venir des ouvriers allemands, puisque la main-d’œuvre est trop