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LES PROPOS D’ALAIN

enfers toutes ces ombres farouches. Car c’est vrai qu’elles nous quittent, ombres parmi les ombres ; seulement les poètes les font mourir trop tôt ; la mort est au fond du gouffre.

Voilà un amoureux qui se retourne sur son lit, hésitant seulement entre la mort pour lui, la mort pour l’autre, et la mort pour les deux. Le voilà déjà hors de la vie, déjà sur la route des ombres. En vain l’amitié lui parle ; les paroles n’arrivent plus jusqu’à lui ; il est déjà hors du monde, parce qu’il veut que l’impossible soit ; c’est là le seuil du désespoir. Il y a au fond des vivants un puissant amour de ce qui est, choses et gens. C’est ce qui fait que l’on aime une montagne, un torrent, la mer. Il n’est point de passion qui tienne contre cet amour de toutes choses ; mais sans cet amour de toute chose, n’importe quoi vous tuera, même une réprimande, ou la plus petite blessure de vanité. Ce n’est pas parce que les passions sont fortes qu’on se détourne des choses ; c’est quand on se détourne des choses que toute passion est forte. Ces amoureux qui disent adieu à tout, et se tuent parce qu’on ne veut pas les marier, vous n’expliquerez jamais bien leur sombre ennui par ces causes-là. Non. Ils étaient déjà des ombres sur la route des ombres.

En quoi ils ne diffèrent pas beaucoup d’un criminel à ce qu’il me semble, je dis d’un criminel d’habitude. On dit bien qu’un méchant ne peut pas être heureux ; mais communément on l’entend mal, comme s’il était malheureux parce qu’il a tué. Je croirais plutôt que c’est le contraire, et qu’ils tuent parce qu’ils sont malheureux. La méchanceté est tristesse sans fond avant d’être méchanceté. Cette espèce d’homme, elle non plus, n’a pas accepté la vie, ni le monde, ni les hommes, ni les couleurs, ni les sons. Cette espèce d’homme se bat absolument contre ce qui est. Pourquoi ? Quel est ce virus qui empoisonne toute joie ? Je ne sais. Mais je les vois ainsi, se jetant eux-mêmes hors de la vie. La vie, en somme, m’apparaît comme un bien commun, plus qu’on ne croit. Toute vie aime la vie et repousse la mort. Toute mort humaine nous atteint au cœur. Et l’assassin se tue lui-même en un sens ; il s’efforce à mourir.

C’est ainsi que je descendais, autant qu’il est permis, sur la route des ombres, poursuivant des ombres de pensées. Car tout est ombre en ce pays-là. Toujours est-il qu’il m’a semblé, à un moment, que le bourreau n’allait tuer qu’une ombre.