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LES PROPOS D’ALAIN

qui naît de la contemplation du passé ne sert à rien, et même est très nuisible, parce qu’elle nous fait réfléchir vainement et chercher vainement. Spinoza dit que le repentir est une seconde faute.

« Mais, dit l’homme triste, s’il a lu Spinoza, je ne puis toujours pas être gai si je suis triste ; cela dépend de mes humeurs, de ma fatigue, de mon âge et du temps qu’il fait. » Bon. Dites-vous cela à vous-même, dites-vous sérieusement cela, renvoyez la tristesse à ses vraies causes ; il me semble que vos lourdes pensées seront chassées par là, comme des nuages par le vent. La terre sera chargée de maux, mais le ciel sera clair ; c’est toujours cela de gagné ; vous aurez renvoyé la tristesse dans le corps ; vos pensées en seront comme nettoyées. Ou disons, si vous voulez, que la pensée donne des ailes à la tristesse, et en fait un chagrin planant ; tandis que par ma réflexion, si elle vise bien, je lui casse les ailes, et je n’ai plus qu’un chagrin rampant. Il est toujours devant mes pieds, mais il n’est plus devant mes yeux. Mais, voilà le diable, nous voulons toujours un chagrin qui vole bien haut.

LXIV

Comme nous parlions de ce canon qui a sauté, quelqu’un dit : « Comment trouve-t-on des hommes qui osent manier de tels engins ? Comment ne s’enfuient-ils pas au moment où l’on va fermer la culasse ? Je comprends qu’on soit courageux par colère, et contre des hommes ; mais comment tenir de sang-froid en présence d’un monstre d’acier poli, inflexible et invincible ? »

Le philosophe répondit : « On n’éprouve pas la peur par raison, sans quoi la vie serait impossible ; car il y a toujours d’assez bonnes raisons d’avoir peur de n’importe quoi. Cette maison peut s’écrouler. La terre peut se mettre à trembler ici ; elle tremble bien à Constantine. Ce chien, que je caresse, peut être enragé, et se jeter sur moi dans un accès imprévisible. Cet homme, qui me suit, peut devenir subitement fou. Voilà des suppositions raisonnables, qui me laissent pourtant le cœur et l’estomac parfaitement tranquilles. Dès qu’il est endurci par la coutume, et qu’il ne rencontre que des objets familiers, n’importe qui est un héros pour celui qui raisonne ; mais non pour lui-même, car il n’a rien à vaincre. »