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LES PROPOS D’ALAIN

un simple bruit des injures si bien calculées. Elles sont pensées ; elles sont méditées ; la passion ne fait que leur ouvrir un passage ; nous connaissons une pensée fort désagréable, et jusque-là secrète, on n’y peut pas rester indifférent. » Cet Ami est un homme vif, qui aime ses passions.

Pour moi, dans ces cas-là, je tiens pour l’animal-machine. Je me dis que l’automatisme pur peut bien avoir du talent et de l’éloquence, comme on voit souvent chez les malheureuses femmes que l’on endort et à qui l’on suggère ceci ou cela. Elles sont comédiennes ou tragédiennes comme une boîte à musique joue un air ou un autre ; bref elles ne pensent point ce qu’elles disent. Aussi je choisis toujours de penser que, dans la colère, mon semblable parle sans savoir.

Et, quant aux opinions cachées, que la colère délivrerait soudain, je n’y crois pas beaucoup. Il faut se défier ici de l’imagination rétrospective : « Je le pensais, puisque je l’ai dit. » Les pensées concernant les autres, tant qu’elles ne sont pas exprimées au dehors, ce ne sont que des essais, des esquisses, que l’on corrige, que l’on adoucit, que l’on tempère par des vues opposées l’instant d’après. Diable, ce n’est pas une petite affaire que de tracer pour soi-même le portrait moral de quelqu’un. La parole passionnée ne fait que jeter au nez des gens les morceaux de ce travail compliqué ; elle est menteuse en cela ; elle trompe les autres et nous trompe nous-mêmes. Car il n’est pas rare que nous soyons persuadés par notre propre éloquence, aussi bien qu’engagés d’honneur par nos injures. Par ces motifs, il est toujours sage d’attribuer au seul mécanisme de l’automate bavard les injures bien dirigées tout aussi bien que les cris inarticulés et les jurons.

Lorsque quelqu’un me dit d’un autre : « Il me méprise ; il a voulu m’humilier ; il a voulu me faire entendre, etc. », je ne me trompe jamais en disant : « Il n’en pense pas si long. C’est peut-être un homme qui a mal à l’estomac. » En bref, la vie intérieure n’est jamais si riche qu’on le croit. Les paroles y ajoutent beaucoup, et, en tout cas, la traduisent très mal. Mais les psychologues sont bien loin de cette sagesse, eux qui veulent toujours chercher ce qu’un fou peut bien penser quand il dit : « Je suis mort, je suis un autre que moi ; je suis de beurre, je vais fondre ; je suis de verre, je vais me casser. »