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LES PROPOS D’ALAIN

qu’ils ne le disent. Et l’on s’étonne, après cela, que les commerçants, qui risquent d’y perdre quelque chose, se plaignent, s’agitent et menacent.

Il est trop clair que pour beaucoup de gens, le bien-être des autres pèse réellement fort peu. Les travailleurs ne manquent pas d’amis, tant qu’il n’en coûte rien ; aussitôt qu’il faudrait seulement sacrifier un café au lait ou une partie de manille, tous crient comme les corneilles du clocher.

Vrai, on dirait qu’ils ont au cœur une vieille haine, endormie par l’habitude, mais que le plus petit changement réveille. Vous avez entendu souvent la plus douce des femmes, au sujet d’un verre cassé, ou d’un coup de balai négligent ; ce qui est dit alors à la bonne ou au petit groom n’est pas agréable à entendre. Mais je passe sur les discours, c’est l’accent qui me blesse, toutes les passions s’y montrent ; on sent que la gorge est serrée et la poitrine frémissante ; la brute homérique devait avoir de ces accents là lorsqu’elle disait à son ennemi blessé : « Je vais faire de toi un cadavre bleu et vert ; et il y aura autour de ton beau visage plus de mouches que de jolies femmes. »

Vous dites que j’exagère, que l’autre colère n’est point homicide. Je ne sais. Elle frappe souvent ; souvent la gifle suit de près le discours. Beaucoup même, parmi ceux ou celles qui ne frappent pas, osent dire : « Il y a des moments où cela ferait du bien de donner une gifle. » Voilà qui me fait comprendre les apaches. Entre une gifle et un coup de couteau, c’est l’éducation qui fait la différence : la colère est toujours la même, toujours aussi laide.

Il est nécessaire que tous les hommes et que toutes les femmes se répètent à eux-mêmes, à tout propos : « La colère est une maladie ; la colère est une courte folie ; la colère est aussi avilissante que l’ivrognerie. » Il faut que chacun, avant de prendre feu, mesure le faible dommage qu’il supporte, le faible travail qu’il a à faire pour tout réparer, le chagrin qu’il cause à autrui, et le mal qu’il se fait à lui-même.

Souvent la plus simple parole d’un homme sage fait l’effet d’une douche froide. Un ouvrier, discutant sur la guerre, disait, non sans force : « J’ai bien travaillé, j’ai préparé ma soupe, et un Prussien viendra la manger ! » Un autre lui répondit : « Camarade, vous n’allez pas tuer un homme pour une soupe ? »