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LES PROPOS D’ALAIN

tinée, vous augmentez vos maux, vous vous enlevez d’avance tout espoir de rire, et votre estomac lui-même s’en trouve encore plus mal. Si vous aviez un ami, et s’il se plaignait amèrement de toutes choses, vous essaieriez sans doute de le calmer et de lui faire voir le monde sous un autre aspect. Pourquoi ne seriez-vous pas un précieux ami pour vous-même ? Mais oui, sérieusement, je dis qu’il faut s’aimer un peu et être bon avec soi. Car tout dépend souvent d’une première attitude que l’on prend.

Voici une petite pluie ; vous êtes dans la rue, vous ouvrez votre parapluie ; c’est assez. À quoi bon dire : « Encore cette sale pluie » ; cela ne leur fait rien du tout aux gouttes d’eau ni au nuage, ni au vent. Pourquoi ne dites-vous pas aussi bien : « Oh, la bonne petite pluie ! » Je vous entends, cela ne fera rien du tout aux gouttes d’eau ; c’est vrai ; mais cela vous sera bon à vous ; tout votre corps se secouera et véritablement s’échauffera, car tel est l’effet du plus petit mouvement de joie ; et vous voilà comme il faut être pour recevoir la pluie sans prendre un rhume.

Et prenez aussi les hommes comme la pluie. Cela n’est pas facile, dites-vous. Mais si ; c’est bien plus facile que pour la pluie. Car votre sourire ne fait rien à la pluie, mais il fait beaucoup aux hommes, et, simplement par imitation, il les rend déjà moins tristes et moins ennuyeux. Sans compter que vous leur trouverez aisément des excuses, si vous regardez en vous. Marc-Aurèle disait tous les matins : « Je vais rencontrer aujourd’hui un vaniteux, un menteur, un injuste, un ennuyeux bavard : ils sont ainsi à cause de leur ignorance ».

LVII

Je suis forcé de le constater, il n’y a pas beaucoup d’amitié réelle entre les hommes. Je n’entends que des récriminations : « Alors, dit l’un, il faudra que je sois privé de pain frais un jour par semaine ? » et l’autre : « Quand j’irai me promener le dimanche à la campagne, je trouverai les auberges fermées ? » Et un troisième : « Tous les magasins fermés le dimanche, ça va être agréable ; et si j’ai besoin de gants frais ? » Ainsi parlent ceux auxquels la loi nouvelle n’impose qu’un changement dans leurs habitudes, et encore bien moins important