Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

ensemble ; il n’y en a point. Aussi, de ces costumes à bas prix, nous n’en vendons guère. Mais observez bien ce qui se passe. Elles s’approchent, attirées par ces étiquettes, et surtout par cette belle rumeur ; elles touchent, elles tirent une manche ; elles essaient ; cette recherche passionnée et sans fin fait naître un vif désir ; elles se voient ainsi, elles se veulent ainsi, en bleu, en vert, ou en jaune ; chacune d’elles se croit victime d’un mauvais sort ; ce commis imperturbable les exaspère encore. Voyez de quel air elles rejettent un bleu foncé ; comme elles s’en prennent au jaune ou au brun tout d’un coup ; et quels discours elles font aux deux ou trois vendeuses introuvables, on les dirait sourdes et muettes, que je leur livre comme victimes. Nous enregistrons deux cents réclamations à l’heure. Tout ce travail, tout ce mouvement inutile, transforme enfin la curiosité en désir ; le désir, après une heure d’abrutissement, devient idée fixe. C’est pourquoi elles tomberont enfin sur ces honnêtes costumes bien rangés, qui sont du même genre que les autres, à peu près, mais que nous vendons beaucoup plus cher. C’est là que nous les attendons ».

LVI

Il y a pourtant assez de maux réels ; cela n’empêche pas que les gens y ajoutent, par une sorte d’entraînement de l’imagination. Vous rencontrez tous les jours un homme au moins qui se plaindra du métier qu’il fait, et ses discours vous paraîtront toujours assez forts, car il y a à dire sur tout, et rien n’est parfait.

Vous, professeur, vous avez, dites-vous, à instruire de jeunes brutes qui ne savent rien et qui ne s’intéressent à rien ; vous, ingénieur, vous êtes plongé dans un océan de paperasses ; vous, avocat, vous plaidez devant des juges qui digèrent en somnolant au lieu de vous écouter. Ce que vous dites est sans doute vrai, et je le prends pour tel ; ces choses-là sont toujours assez vraies pour qu’on puisse les dire. Si avec cela vous avez un mauvais estomac, ou des chaussures qui prennent l’eau, je vous comprends très bien ; voilà de quoi maudire la vie, les hommes, et même Dieu, si vous croyez qu’il existe.

Cependant, remarquez une chose ; c’est que cela est sans fin, et que tristesse engendre tristesse. Car, à vous plaindre ainsi de la des-