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LES PROPOS D’ALAIN

LIV

Vous voulez savoir, me dit Jim, pourquoi je préfère le pari sur des vrais chevaux à tous les jeux de hasard ? D’abord je puis vous jurer que les vraies courses, entre chevaux bien vivants, ne sont point du tout des jeux de hasard. Les causes sont sous mes yeux, si je sais voir. Si je suivais chaque entraîneur dans son travail, si je palpais tous les chevaux avant la course, si je savais quels poids ils portaient à leur dernier essai, et comment on avait chargé le vieux cheval qui servait à compter la vitesse, alors il ne resterait plus au hasard qu’une toute petite part. Mais ces diables nous cachent tout ; c’est par hasard qu’on peut surprendre un essai sur la piste d’entraînement ; il faut écouter ce qu’on en dit, et filtrer tous ces propos en essayant de retenir un bout de vérité ; le reste, il faut que je le devine en regardant comment mon cheval se secoue, comment il ouvre l’œil et la narine, comment il porte l’oreille. Ce n’est pas comme à vos bêtes de jeux où vous me jetez les cartes ; ici je fais mon jeu et ma chance ; vous ne trouverez pas un endroit au monde où l’intelligence et l’attention soient mieux payées que sur cette pelouse.

« Quand votre choix est fait et quand le départ est donné, j’avoue que c’est maintenant une roulette qui tourne. Les voilà qui bondissent dans les feuillages, comme des ballons rouges, jaunes et verts. C’est maintenant que mille causes imprévisibles vont agir. Seulement, remarquez-le bien, ce n’est plus une bille qui roule d’une case à l’autre ; ce ne sont plus des cartes que l’on tire d’une portée ; c’est un hasard vivant, que je lis à mesure qu’il se fait. Je vois les imprudences, je vois les fautes ; ils se resserrent, ils se bousculent ; mon cheval va-t-il dégager ? Quand sa tête fine se porte à gauche, et que sa hanche suit, il me semble que je le tire ; j’ai bien compris ce mouvement de jockey ; la cravache se lève ; je mesure le ruban de piste qui reste à parcourir ; je m’allonge, j’avale le vent, je trépigne, je crie ; ma fortune m’entend ; elle a des oreilles, des pattes et une cravache. Mes raisonnements se battent contre le hasard ; je puis tout craindre et tout espérer jusqu’à la fin. C’est vivre, cela. »

« Mais, lui dis-je, maître Jim, tous ceux qui font des affaires emploient