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LES PROPOS D’ALAIN

Le chagrin et la consolation se posent et s’envolent comme des oiseaux. On en rougirait ; on rougirait de dire comme Montesquieu : « Je n’ai jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé » ; il est pourtant clair que, si on lit vraiment, on sera à ce qu’on lit.

Un homme qui va à la guillotine, dans un fourgon, est à plaindre ; pourtant, s’il pensait à autre chose, il ne serait pas plus malheureux dans son fourgon que je ne suis maintenant. S’il compte les tournants ou les cahots, il pense aux tournants et aux cahots. Une affiche vue de loin, et qu’il essaierait de lire, pourrait bien l’occuper au dernier moment ; qu’en savons-nous ? Et qu’en sait-il ?

J’ai eu le récit d’un camarade qui s’est noyé. Il était tombé entre un bateau et le quai, et resta sous la coque un bon moment ; on le retira inanimé ; il revint donc de la mort, on peut le dire. Voici ses souvenirs ; il se trouva dans l’eau les yeux ouverts, et il voyait devant lui flotter un cable ; il se disait qu’il aurait pu le saisir ; mais il n’en avait point l’envie ; cette vue d’eau verte et de cable flottant emplissait sa pensée. Tels furent ses derniers moments, d’après ce qu’il m’a raconté.

LII

Dès qu’un homme cherche le bonheur, il est condamné à ne pas le trouver ; et il n’y a point de mystère là-dedans. Le bonheur n’est point comme cet objet en vitrine, que vous pouvez choisir, payer, emporter. Si vous l’avez bien regardé, il sera bleu ou rouge chez vous comme dans la vitrine ; tandis que le bonheur n’est bonheur que quand vous le tenez ; si vous le cherchez dans le monde, hors de vous-même, jamais rien n’aura l’aspect du bonheur. En somme, on ne peut raisonner ni prévoir au sujet du bonheur ; il faut l’avoir maintenant ; quand il paraît être dans l’avenir, songez-y bien, c’est que vous l’avez déjà. Espérer c’est être heureux.

Les poètes expliquent souvent mal les choses ; et je le comprends bien ; ils ont tant de mal à ajuster les syllabes et les rimes qu’ils sont condamnés à rester dans les lieux communs. Ils disent que le bonheur resplendit tant qu’il est au loin et dans l’avenir, et que, lorsqu’on le tient, ce n’est plus rien de bon ; comme si on voulait saisir l’arc-en-ciel, ou tenir la source dans le creux de sa main. Mais c’est parler