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LES PROPOS D’ALAIN

un équilibriste qui ajustait une quantité de poignards les uns sur les autres ; cela faisait une espèce d’arbre effrayant qu’il tenait en équilibre sur son front. C’est ainsi que nous ajustons et portons nos regrets et nos craintes, en imprudents artistes. Au lieu de porter une minute, nous portons une heure ; au lieu de porter une heure, nous portons une journée, dix journées, des mois, des années. L’un, qui a mal à la jambe, pense qu’il souffrait hier, qu’il a souffert déjà autrefois, qu’il souffrira demain ; il gémit sur sa vie tout entière. Il est évident qu’ici la sagesse ne peut pas beaucoup ; car on ne peut toujours pas supprimer la douleur présente. Mais s’il s’agit d’une douleur morale, qu’en restera-t-il si l’on se guérit de regretter et de prévoir ?

Cet amoureux maltraité, qui se tortille sur son lit au lieu de dormir, et qui médite des vengeances corses, que resterait-il de son chagrin s’il ne pensait ni au passé, ni à l’avenir ? Cet ambitieux, mordu au cœur par un échec, où va-t-il chercher sa douleur, sinon dans un passé qu’il ressuscite et dans un avenir qu’il invente ? On croit voir le Sysiphe de la légende, qui soulève son rocher et renouvelle ainsi son supplice.

Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : Pense au présent ; pense à ta vie qui se continue de minute en minute ; chaque minute vient après l’autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l’avenir m’effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à la peine présente, justement parce qu’elle est très vive, tu peux être sûr qu’elle diminuera. Tout change, tout passe. Cette maxime nous a attristés assez souvent ; c’est bien le moins qu’elle nous console quelquefois.

XLIX

Les feuilles poussent. Bientôt la galéruque, qui est une petite chenille verte, s’installera sur les feuilles de l’ormeau et les dévorera. L’arbre sera comme privé de ses poumons. Vous le verrez, pour résister à l’asphyxie, pousser de nouvelles feuilles et vivre une seconde fois le printemps. Mais ces efforts l’épuiseront. Une année ou l’autre, il n’arrivera point à déplier ses nouvelles feuilles, et il mourra.