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LES PROPOS D’ALAIN

délivre. Je conçois qu’un soldat marche à la mort par peur de l’attendre ; c’est que l’attente est ici le vrai mal, car la mort n’est rien pour personne ; aussi l’action est le vrai bien ; c’est joie et soulagement. De même la vengeance, qui n’est que passage de la passion à l’action ; besoin physique, qui serait calmé, sans doute, tout aussi bien par une marche dure, ou par un travail écrasant ; mais on n’y pense point. C’est pourquoi quand vous voulez prouver qu’une vengeance est absurde et va même contre sa propre fin, vous êtes à côté. Comme après un grand coup de foudre il y a une douceur inexprimable partout, ainsi, après le crime, une espèce de sommeil survient toujours ; de même après la guerre, la paix. Je dis la paix avec soi, qui seule importe. Et la guerre, considérée dans son fond, est toujours l’effet d’une fureur contre soi.

XLVII

Un homme de six pieds, de grands bras, de fortes mains, les jambes comme des piliers, il est clair que cette machine n’est pas faite pour penser seulement. Il faudrait donc endormir tous ces puissants animaux, et penser au lit, mais la structure du corps ne le permet point ; si la petite lumière d’en haut s’allume, tout s’éveille et s’étire, attendant les ordres. Voilà sans doute pourquoi l’insomnie est si pénible ; car le gros animal, inoccupé, suit toutes les pensées de la tête, et esquisse aussitôt les actions qui y répondraient. De là une agitation sans résultat, et perpétuellement contrariée.

La loi du corps, c’est l’action immédiate ; mais une pensée d’action, sans hésitation, sans contradiction intérieure, ce n’est plus du tout une pensée. Ainsi quand je pense à marcher et que je marche, la pensée est aussitôt noyée dans l’action. Penser, a dit quelqu’un, c’est se retenir d’agir. Mais voilà ce que la machine du corps sait très mal faire : elle se contracte alors contre elle-même, et se raidit. À celui qui n’en a point l’habitude, penser est bientôt une rage et une colère.

Voilà le supplice des passions. Ce sont des pensées qui se contrarient, des résolutions prises et aussitôt annulées par d’autres, enfin tout le mal de l’hésitation avec un violent désir d’action. Chez un homme engourdi d’ordinaire, ce n’est que le supplice de penser. Chez