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LES PROPOS D’ALAIN

XLIV

Si quelque accident vous enlève un peu de peau et de chair, ce morceau de vous-même est bientôt mort ; mais n’entendez pas par là qu’il participe à une vie indivisible que votre corps retiendrait. Ce petit morceau est une colonie d’animaux ; s’ils meurent, c’est parce qu’ils sont jetés hors du milieu liquide qui leur convient, absolument comme un poisson que l’on a tiré de l’eau. De même, si vous conservez ce petit morceau de vous-même dans un milieu semblable au sang qui le baignait, ce petit morceau vivra. On l’a prouvé ces jours-ci, par expérience directe ; mais, en vérité, on le savait déjà.

Chacun éprouve en soi l’effet de ces vies animales indépendantes. Essayez d’avaler, sans avoir rien à avaler ; votre volonté, comme vous dites, se dépensera vainement. Mais faites couler un morceau de pain mastiqué ou seulement un peu de salive au bon endroit, vers le fond de la bouche, vous ne pourrez pas ne pas avaler. Il y a, très exactement, au fond de votre bouche, un animal qui attend sa proie, et qui la saisit dès qu’elle le touche. Observez ; la chose se fait sans vous. Sans vous l’estomac brasse les aliments ; sans vous l’intestin les fait circuler. Sans vous votre cœur bat, au choc du sang qu’il a lui-même lancé. Sans vous votre pupille s’élargit dans l’ombre, et se rétrécit dans la vive lumière. Sans vous les paupières se ferment vivement si quelque chose menace vos yeux. Vos jambes savent marcher ; bien mieux, elles tremblent très bien contre votre permission.

Si nous pensions à tout cela, nous aurions naturellement l’idée que nous sommes une colonie d’animaux, attachés à un squelette à peu près comme l’huître ou l’anémone de mer sont attachées au rocher. De là ces colères et ces peurs, qui soudain nous emportent. C’est notre troupeau de monstres marins qui s’agite, qui se réveille et s’excite par ses premiers mouvements, comme des poissons dans un filet. Je dis monstres marins, parce qu’ils baignent tous dans le sang, et que le sang, comme liquide, ressemble assez à l’eau de mer.

Ce qui a détourné les physiologistes, assez longtemps, de ces idées si naturelles, c’est que, suivant l’illusion commune, ils ont cherché quelque principe qui fît mouvoir les parties ; non pas assurément une