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LES PROPOS D’ALAIN

XL

Comme je relisais Darwin ces jours-ci, j’étais saisi par la beauté de cette ample philosophie. Ce penseur évoque mieux les choses que n’importe quel poète. Pourquoi ? Parce qu’il fait voir des connexions. Le chat est l’ennemi du mulot ; le mulot est l’ennemi du bourdon ; cela explique que les nids de bourdons soient toujours aux environs de nos maisons. Mais, bien mieux, le bourdon est le seul, parmi les insectes chercheurs de nectar, qui puisse féconder le trèfle rouge, c’est-à-dire transporter le pollen d’une fleur à l’autre ; et il faut savoir aussi que la fécondation croisée est favorable aux plantes, sans doute par la compensation des maladies, qui ramène les descendants à l’équilibre. Voilà donc les chats qui sont amis du trèfle rouge. C’est ainsi que les choses s’ajustent et s’engrènent à mesure que vous lisez. Une forêt naît sous vos yeux, avec son fouillis de plantes en lutte, sa prodigalité de semence ; des insectes apparaissent pour dévorer les feuilles, les fleurs, les graines, les écorces ; et d’autres insectes pour dévorer ceux-là ; et des oiseaux insectivores qui poursuivent les uns et les autres ; des carnassiers qui font la chasse aux oiseaux, D’où vient cette magie poétique ? De ce que c’est l’inventeur lui-même qui décrit, les yeux toujours fixés sur le détail des choses. Et non sans tâtonnements, sans doutes, sans longueurs ; toujours avec cette force inimitable de l’idée à sa naissance. Car elle pousse, elle aussi, dans un fourré d’idées. C’est ainsi qu’un chêne, par ses bras noueux, représente des obstacles, des blessures, des victoires. Je tire de là cette règle importante qu’il faut toujours apprendre une idée de celui-là même qui l’a inventée. Les autres, qui viennent ensuite, et souvent très intelligents, en font des résumés très clairs, trop clairs, des mémentos, des formules abstraites qui ressemblent aux idées comme des bâtons plantés en terre ressemblent à des arbres.

Il ne faut pas croire qu’une idée vraie reste vraie toute seule, sans secours humain. C’est par les doutes, les tâtonnements, les tours et retours de l’observation que l’on fait vivre une idée. Par le dogmatisme de ceux qui l’enseignent, au contraire, elle perd tout son feuillage. Un bon esprit doit ressembler à une broussaille plutôt qu’à un herbier.